Après que Cixi ait décidé de laisser reposer sa tête contre son torse alors que la musique prenait un rythme plus lent, Jacek ne fut plus capable de penser à grand chose. Il se contentait de danser, continuant de se persuader que tout cela était bien réel. Il n'osa tout d'abord pas parler, de peur de rompre le charme et, peut-être, la fracture même de l'espace temps, dès fois que cela le ramènerait dans la dimension triste et réelle où les cheffes de clan ne prêtaient attention à des gars comme lui.

Mais la fête, la musique, la danse, tout était vrai. Il écouta Cixi évoquer le peu de souvenirs qu'elle avait des Andùrin. C'était vrai qu'elle était petite, à l'époque. Quand il pensait à la farouche guerrière krytienne qui dirigeait son peuple, il avait toujours de la peine à se rappeler qu'il était plus agé. Il ne fut pas étonné lorsqu'elle parla de l'animosité qu'éprouvait son frère pour le clan de Jacek. Jacek lui-même ne connaissait pas vraiment le frère de Cixi, mais il avait bien conscience qu'appartenir à l'un des clans les plus progressistes ne devait pas le faire voir sous un beau jour chez les plus fervents des conservateurs.

Et puis la petite fille -Alicia, comme Cixi la présenta- arriva. Jacek lui sourit. Mais contrairement à ce qu'elle avait pensé, il ne reconnaissait pas la gamine. Peut-être que les enfants sans antennes n'étaient pas courants à Temza, mais Jacek passait finalement assez peu de temps en ville, et c'était le genre de détail qui n'avait pour lui aucune importance. Du coup, un krytien sans oreille n'attirait pas plus son attention qu'un autre. Ce dont il était sûr, en revanche, c'était que la petite était bien apparentée à Cixi, pas de doute! Il suffisait de voir leur complicité! Il mit un genou à terre pour se retrouver à niveau avec Alicia:

"Je suis ravi de te connaître, Alicia. Tu peux m'appeler Jace. Et oui, c'était bien ma mère qui vous rendait visite. Elle m'a dit que tu étais une petite fille adorable, et elle ne se trompait pas!"

Puis elle parla mariage, et Jacek faillit s'étouffer en ravalant son sourire. Il toussota, espérant qu'il n'avait pas eu l'air trop ridicule, et se força à se détendre. Les enfants, tout de même... Leur candeur était parfois plus désarmante qu'un bon coup d'épée sur le plat de la main! Il sourit de nouveau à la gamine, et lui dédia un clin d'oeil:

"Bien sûr que je viendrai te voir à Temza. Si ta mère le permets, je pourrai t'emmener en balade dans les environs, dans la nature. Je connais plein de coins sympas pour observer les bestioles. Et non, que tu n'ais pas d'antennes ne me dérange pas: je ne l'avais pas remarqué tout de suite! Tu es aussi chouette que n'importe quelle petite krytienne, crois moi! Et ne laisse personne te dire le contraire!"

Il ébouriffa les cheveux de la petite et se tourna vers Cixi:

"Vous êtes de la même famille, ça se voit. Si elle devient à moitié aussi jolie que toi, elle ne sera pas la seule membre de ta famille à faire des ravages!"

Il se tut aussitôt: il n'arrivait pas à croire qu'il ait pu dire une chose pareille. Une fois de plus, la parole avait précédé la raison -qui était décidemment bien à la traîne ce soir- et il rougit comme une pivoine. Une nouvelle onde d'amusement fit irruption au sein de son esprit, et il jeta un rapide regardecourroucé à l'attention de sa soeur assise un peu plus loin à une table avec Kit. Elle lui fit un clin d'oeil et leva le pouce. Jacek lui répondit de l'équivalent d'un soupir mental et reporta toute son attention sur Cixi, espérant de tout son coeur qu'il n'avait pas passé pour plus ridicule qu'il ne l'était déjà...

Jacek sourit aux propos de la petite fille, qui finit par courir rejoindre sa mère. Le guerrier aimait bien les enfants. Ils n'étaient pas compliqués. Ils disaient ce qu'ils pensaient quand ils le pensaient, et ils faisaient preuve d'un pragmatisme propre à l'enfance que Jacek regrettait souvent. Les adultes, c'était quand même autrement plus compliqué... Comme maintenant, où Cixi et lui restaient plantés là à se regarder et à s'excuser de choses dont nul pardon n'était nécessaire. Il sentit la gêne de Cixi revenir, et quand elle le vouvoya à nouveau, il ne put s'empêcher de prendre un air triste. Mais il le dissipa bien vite par un sourire sincère, décidé à dissiper le malaise:

"Tu as entendu ce que j'ai dit à la petite? Les personnes de bonne compagnie peuvent m'appeler Jace. Et tu ne m'as pas du tout monopolisé. C'est moi qui devrais te remercier de ta patience! Je ne dois pas être un cavalier très doué; ma soeur me répète sans cesse que je ne sors pas assez."

Il sentit une vague de conscience faussement outrée et réellement malicieuse émaner de sa soeur, qui ne perdait pas une miette du ressenti de son frère. Il lui envoya l'équivalent d'un haussement de sourcil mental, et reporta toute son attention sur Cixi:

"Ta compagnie est un réel plaisir. Et je ne dis certainement pas ça pour être dans les bonnes grâces de la cheftaine krytienne. Je le dis parce que je le pense."

C'était vrai, Jacek avait passé un excellent moment. Toutes ces années, il n'avait que peu fréquenté la gente féminine -krytienne ou humaine- parce qu'aucune femme n'avait eu le pouvoir de dissiper le malaise qu'il ressentait en leur présence. Mais Cixi dégageait quelque chose de différent, quelque chose qui permettait enfin au guerrier de se sentir moins gauche en si agréable compagnie...