Ce fut Caleb Andùrin en personne qui lui ouvrit. Il était vêtu d'un tablier orange et vert passé par-dessus une simple chemise d'intérieur, et un filet retenait ses longs cheveux en une sorte de chignon improvisé. Dans un main, il agitait un grand couteau de cuisine, et dans l'autre une énorme botte de carottes.

"Quoi encore?"rugit-il, avant de s'apercevoir qu'il s'agissait de Cixi. Il retrouva aussitôt le sourire:

"Ah, Cixi! Excuse mon accueil, mais un commis du conseil administratif m'a déjà dérangé cinq fois ce matin pour des questions totalement idiotes! Je soupçonne Borek d'être derrière tout ça... Mais entre, je t'en prie!"

Comme à chaque fois qu'il la rencontrait en-dehors d'un cadre officiel, Caleb tutoyait sa dirigeante sans même y penser. L'ayant connue toute petite, il ne s'était jamais débarrasser de cette habitude, si typiquement... Caleb. Il lui fit signe d'un mouvement de carotte de la suivre à l'intérieur.

"Le personnel de maison est en congé, nous avions envie d'être uniquement en famille, ces derniers temps. Cela dit, ne t'inquiète pas, tu es la bienvenue. J'étais en train de cuisiner un ragoût."

L'une des choses qu'on ne devinait pas en voyant Caleb Anùrin, c'était qu'il était un parfait homme d'intérieur. Rien ne lui faisait peur lorsqu'il s'agissait de tâches ménagères, notamment en cuisine où il se débrouillait comme un chef. Il cuisinait de manière frénétique ces derniers temps; cela l'aider à canaliser la tension qu'il ressentait grandement ces derniers temps. Le Conseil des Mages, le retour du fils prodige Windwaker, Segonar... Emincez les légumes pouvait avoir un effet étrangement relaxant. Surtout lorsqu'on imaginait quelqu'un comme Elwir Vanazu à la place du légume qu'on débitait en rondelles. C'était un exutoire incroyable, la cuisine.

"Illyana est au jardin, en train de s'occuper des plantes."

Il avait amené Cixi jusqu'à la cuisine, dont le plan de travail et le réchaud à bois étaient encombrés se casseroles, soupières, ustensiles divers et des quantités incroyables de légumes variés et de viande. La pièce embaumait les bonnes odeurs, mettant l'eau à la bouche. Trouvant une planche libre, Caleb y déposa la botte de carottes et débita, un à un, les légumes oranges avec unee dextérité impressionnante, tout en parlant:

"Tu pourrais remuer un peu la sauce dans la petite casserole? Merci. Quant aux jumeaux, ils sont quelques part dans la maison, tu veux que je les fasse venir? Qu'est-ce qui t'amène, au fait?"

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, il avait momentanément abandonné ses carottes pour se précipiter vers une casserole fumante où mijotait déjà une partie du ragout. Il y dispersa plusieurs épices, touilla le tout d'une cuillère en bois qu'il plaça sous le nez de Cixi:

"Tiens, goûte moi ça! Est-ce qu'il y a assez de poivre?"

Contre tout attente, Caleb n'explosa, ne poussa aucun rugissement de bête trahie et resta parfaitement calme. Il continuait de voler d'un plat à l'autre, coupant ici quelques légumes, ajoutant là une pincées d'épices ou encore vérifiant le feu du gros poêle. Il termina de découper un poivron en fines lamelles, qu'il fit disparaître dans l'une des mixtures qui mijotait tranquillement à feu doux. Il se lava soigneusement les mains dans le baquet d'eau chaude prévu à cette effet, les essuya consciencieusement, soupira, puis s'adossa au plan de travail, les bras croisés sur sa poitrine et son regard sage et ancien rivé sur Cixi.

"Premièrement, Cixi, tu n'as pas à craindre de malmener mes émotions. Quand je me suis lancé dans la politique, je savais à quoi je m'attaquais, alors je peux encaisser les mauvaises nouvelles sans les entourer de fioritures. Tu es la dirigeante de notre peuple, pas moi. Même si j'avoue que cela fait plaisir à mon vieux coeur de savoir que tu accordes de l'importance à mon opinion."

Il s'arrêta un instant pour touiller une sauce.

"Je ne vais pas revenir sur mes dernières paroles au conseil: ta manière de voir les choses m'a ouvert les yeux, et je n'ai pas changé d'avis depuis. Je suis conscient que de tels changements peuvent prendre du temps, et je suis maintenant enfin prêt à l'accepter. Quoi que tu ais décidé, tu auras toujours mon soutien, à moins que ce ne soit particulièrement stupide. Or, dans la présente situation, tu ne t'es certainement pas montrée stupide en agissant ainsi. Je n'aimerai sans doute jamais le fait qu'un clan -quel qu'il soit- possède de tels privilèges, mais je ne remettrai pas en doute ta décision. D'autant plus que si Calëtaura lui-même est prêt à faire des concessions, je ne vais pas aller à contre-sens. A long terme, je reste persuadé qu'un tel pacte entre un Ancien et un clan n'aura plus lieu d'être. Mais je ne connaitrai jamais ce jour. Alors, autant s'adapter, et oeuvrer en commun pour avancer sur le jeu de l'oie du changement."

Caleb goûta la nouvelle sauce, fit frémir ses moustaches de satisfaction, et entreprit de faire un peu d'ordre sur le plan de travail. Il était en paix avec lui même, et sincère dans ses déclarations; il n'avait aucune envie de s'opposer à la décision de Cixi par principe. Il se retourna, un torchon de vaisselle sur l'épaule.

"Les Andùrin et les Windwaker ne se prendront pas dans les bras avant longtemps, peut-être même jamais. Mais je pense que nous pouvons apprendre à travailler ensemble. Je suis fatigué de me soucier d'une querelle qui opposait, finalement, des ancêtres de nos deux clans, et non ceux d'aujourd'hui. Calëtaura Windwaker fait un pas avant, alors il en sera de même pour moi. S'il se montre digne de son devoir de premier intendant. Car si il devait ne serait-ce qu'une fois à nouveau en dévier, le mettre de côté, alors là toute la confiance que j'aurais pu apprendre à avoir pour lui volera en éclats et ne se reconstruira pas. Mais j'ai confiance en ton jugement Cixi; si tu penses qu'il est à la hauteur, et qu'il le restera, et bien je lui accorderai cette chance les yeux fermés."

Il essuya le grand couteau qu'il avait utilisé pour couper les légumes, puis le rangea sur son présentoir.

"Quant à ton état de santé, il ne regarde que toi. Je n'ai que faire des rumeurs. Je n'ai pas à savoir si tu es stérile ou non. Je te respecte beaucoup trop pour me mêler de ta vie privée. Ce qui serait formidable, c'est que toi même tu finisses par enfin arriver à te respecter également assez pour penser la même chose. Mais cela viendra, avec le temps, j'en suis sûr. Tu comprendras que pour diriger un peuple, on ne peut pas être qu'un instrument politique. C'est l'erreur qu'on commise beaucoup de dirigeants. Mais tu es encore jeune. La vie peut encore te réserver un bon paquet de surprises; le futur n'est pas écrit dans la pierre."

Puis il sourit à nouveau, et posa une main chaleureuse sur l'épaule de la cheftaine:

"Tu es une femme forte, Cixi. Plus que tu ne le crois. Tu n'es pas encore prête à l'accepter, voilà tout. Sache simplement qu'il ne te faudra jamais avoir peur de me froisser: j'encaisserai, je te l'ai dit. Tu seras toujours là bienvenue parmi les Andùrin; et ça n'a rien à voir avec Jacek. Cela a toujours été le cas, et cela le restera encore."

Caleb eut soudain l'air plus grave, comme si il savait que Cixi n'aimerait pas ce qu'il allait dire. Mais elle lui avait demandé d'être franc, et la franchise était la plus grand qualité de Caleb Andùrin. Ou son plus grand défaut.

Il s'assit à une petite table, qui ployait sous le poids des victuailles qui y avaient été déposées. Il fit signe à Cixi de s'asseoir en face de lui, et joua distraitement avec une orange qu'il fit rouler entre ses doigts avant de la poser.

"Tu n'aimerais pas ce que je vais te dire, Cixi, alors tiens toi prête."Il se fendit brièvement du sourire an coin qui était la marque de fabrique de Caleb Andùrin, comme pour la rassurer.

"Bien sûr que tes sentiments ont influencé ta décision. Mais écoute bien: il n'aurait pas pu en être autrement. Le jeune Windwaker et toi avez un passif trop chargé pour que cela ne fusse pas le cas. Oui, tes sentiments t'ont influencée, et c'est normal. On ne peut pas se couper d'eux. On croit que les meilleurs chefs le font, mais c'est faux: chacun apprend à les gérer différemment, voilà tout. Et jusqu'à présent, je ne crois pas qu'ils aient jamais obscurci ton jugement au point de te faire faire une grave erreur. Si ça avait été le cas, crois moi, Ulriel ou moi on t'aurait déjà sonné les cloches, toute cheffe du peuple que tu sois."

Il lui sourit, compatissant.

"Les dirigeants qui décident de ne plus agir suivant leurs émotions et qui finissent par y arriver font immanquablement les pires tyrans. Ce qui est important, c'est de décider quelle place leur apporter. Et ni moi, ni tes parents, ni le conseil ne peut décider de cela à ta place. D'après ce que tu viens de me dire, j'en conclus également que tes sentiments envers Calëtaura sont revenus, et sont toujours aussi fort. Je ne peux pas dire que cela me réjouit, mais c'est ton choix, ton coeur. Jacek... Jacek s'en remettra. Je crois bien qu'il s'en doutait, à vrai dire, depuis que le Windwaker est revenu. Tu vas lui faire du mal, c'est inévitable, mais il encaissera. Et tu auras de toute façon gagné un ami précieux. Mais on fils ou le Windwaker ne sont pas le problème. Si tes sentiments te poussent à croire que faire entrer à nouveau Cheveux-Blancs dans ta vie, peut-être que c'est parce qu'il doit en être ainsi. Calëtaura ferait tout pour toi, et tu pourras être l'instrument de son propre changement. En bien, évidemment. Et si tu t'es trompées, nous ferons face aux circonstances quand elles viendront. En attendant..."

Il serra la main de Cixi dans la sienne:

"En attendant assume ta décision, vis ta vie, profite de chaque instant passé avec celui que tu aimes. A vous deux, vous pourrez faire plus de bien pour le peuple krytien -pour Terca Lumireis tout entière- si le futur nous donne raison. Tout ce que je peux espérer, c'est qu'il ne te brisera pas le coeur une nouvelle fois. Mais si quelqu'un peut arriver à faire changer Calëtaura Windwaker, c'est bien Lady Cixi Elmundir. Pour le meilleur et pour le pire."

Il retira sa main et sourit sous ses moustaches:

"Même si j'aime à croire que cela sera surtout pour le meilleur."

"Jeune fille, le jour où j'hésiterai à secouer comme un pruneau notre dirigeant suprême si j'estime que ses idées sont ridicules, alors il sera tant pour moi de me retirer. Tu n'as pas de soucis à te faire de ce côté là, crois moi."

Caleb sourit d'un air faussement féroce, lui donnant l'air d'un véritable lion à la crinière blanche. Puis son nez remua et il bondit, se précipitant vers les casseroles qui mijotaient.

"Bon sang, j'ai failli les oublier! Il ne faut surtout pas que ça s'attache!"

Puis, tout en touillant avec empressement les mixtures, il répondit à Cixi:

"Les jumeaux sont sur la terrasse couverte, si je ne me trompe pas. Ils devaient s'exercer, aujourd'hui."

Mais il ne précisa pas à quoi et indiqua le chemin à Cixi d'une cuillère dégoulinant de sauce. Suivant la direction, Cixi put traverser la demeure des Andùrin et déboucher sur la grande véranda qui donnait sur la partie arrière du jardin. C'était une grande terrasse pavée, au toit de toile et aux portes vitrées. Une grande table et des chaises avaient été poussées dans un coin, et Lissandre était assise sur une grande construction en pierre qui devait servir de grill extérieur. Elle ne vit pas Cixi arriver, car elle était en pleine conversation... avec ce qui ressemblait à un grand loup au pelage gris tachetés de nuances plus verdâtres. Deux antennes krytiennes -l'une plus courte que l'autre, comme si elle avait été en partie aspirée à l'intérieur du corps- tombaient sur les épaules de l'animal. Par endroit, il n'avait presque pas de poils, et la peau était rose; sa pattes avant droite n'avait pas de coussinets ni de griffes, mais des ébauches de doigts humanoïdes et l'une de ses oreilles tressaillait sans cesse, comme si elle hésitait sur la forme à prendre.

"Voilà, c'est mieux! Non, reste concentré! Parfait!"

Lissandre sourit au loup, dont les dernières parcelles de peau rosâtre se recouvraient enfin de poils, quand tous deux aperçurent enfin Cixi. Le canidé laissa échapper un jappement tellement gêné qu'il avait paru pratiquement humain, et se précipita derrière un grand paravent, son corps agité de soubresauts comme s'il se modifiait au fur et à mesure.

"Oh, c'est toi! Tu l'as surpris en plein essai, et tu sais bien que c'est un grand timide..."

Lissandre vint à la rencontre de Cixi pour la saluer, tandis qu'une main -définitivement humanoïde cette fois-ci- s'emparait des habits jetés sur le paravent, une simple chemise et pantalons de lin. Vêtu correctement, Jacek émergea du couvert de son abri, l'air embarrassé. Quelques touffes de poils gris terminaient de se résorber le long de ses joues, comme deux favoris avalés par la chair. En compagnie de sa jumelle, il s'exerçait à la technique ancestrale du clan des Andùrin: la morphose animale. Extrêmement liée à la nature -d'où sa sympathie pour les Rôdeurs- la famille Andùrin avait au fil du temps développé une technique toute particulière. Chaque membre du clan était lié à un animal totem, et avaient la capacité de se changer en cet animal. Cette capacité ne se développait que tardivement, rarement avant la trentaine, et il fallait bien des années pour la maîtriser à la perfection. Les jumeaux avaient encore du chemin à faire pour dominer le processus aussi bien que les membres du clan plus âgés. Le plus difficile n'était pas tant la transformation elle-même -bien que demandant un long apprentissage pour être totalement correcte et homogène- que le fait de devoir maîtriser les instincts de l'animal. C'était un exercice long et méditatif, et assez difficile. Au stade où il en était, Jacek était à peine capable de se retenir de courir après les carrosses...

"Je suppose que vous avez des choses à vous dire, tous les deux. Ca m'a fait plaisir de te revoir, Cixi."

Le regard de Lissandre passa de la cheftaine à son frère, puis elle hocha la tête avant de disparaître à l'intérieur. De son côté, Jacek n'avait plus un poil gris et se sentait à nouveau pleinement krytien, même s'il avait la désagréable envie de trouver un mouton derrière lequel courir.

De son traditionnel sourire gêné, il fit signe à Cixi de s'asseoir sur un petit banc de pierres, et prit place à côté d'elle.

"Je suis... content de te voir."finit-il par dire, ne sachant pas trop par où commencer.